12/02/2018



                  Le rouleur

Une heure passa, puis une autre. La pendule qui semblait m’examiner affichait quelque chose comme six heures. 
L’aurore était encore loin de grignoter doucement la nuit.
À défaut être cauchemardesque, celle-ci n’en demeura pas moins chaotique.

Par deux fois, et ce de manière remarquable et remarqué, nous fûmes réveillés par les hurlements d’un duo avinés au dernier degré à deux heures d’intervalle, là où la biologie humaine fait que dans des circonstances normales, corps et esprit sont perdus dans les méandres plus ou moins agréables de ce phénomène extraordinaire qu’est le rêve.
À l'occasion, l'abus devrait peut-être exclure l'usage, même si parfois la carence ouvre des abîmes plus destructeurs que l'excès. 
Bien qu'il faille se méfier des arbitrages attifes, la paupière semi-clause, cette question me tarauda.
Etaient-ce là les signes avant-coureurs de la vieillesse, de l'aigreur, voire d'un basculement idéologique réactionnaire qui insidieusement telle une liane rongeant un tronc d'arbre, commençaient son travail de sape ?
Diantre ! 
Je ne voulus pas le savoir et fis l'autruche, ma tête plus lourde qu'une bouteille de propane accabla un peu plus mon oreiller rouge groseille.

Quatre heures plus tard, devant mon café, avec une échelle de Glasgow au plus bas, mes pensées étaient cannibalisées par… Rien !
Assurément, en cet instant, mes facultés cognitives se rapprochaient dangereusement de celle d’un bulot. 
N’y voyez surtout pas là une forme de stigmatisation des mollusques, mais quelques fois, certaines affirmations résistent à l’étude.
Il faut savoir l’accepter, "les faits sont têtus" disait Vladimir Ilitch.
À l’évidence, ce samedi matin, l’espace d’un moment, je fus l’égal d’un gastéropode !
Et nous le savons tous, il y a des secondes qui durent plus que d’autres…
En plus être délicieux, le double café noir et sirupeux que je bus ce matin-là, confirma de façon spectaculaire les bienfaits, que dis-je, les vertus de la caféine.
Je ne sais pas qui a eu un jour l’incommensurable bonne idée de torréfier les grains de café. La science suggère qu'il est probablement originaire d’Éthiopie.
Grâce lui-soit rendue !
Si j’avais pu, je l’aurais embrassé… 

Tout ragaillardi, mon épouse et moi pûmes comme initialement prévu, entreprendre notre balade hebdomadaire au marché.
L’air étrangement doux pour un mois de janvier distillait des fragrances de poulets rôtis et de menthe fraiche, le tout donnant une étrangeté olfactive assez singulière.
Le ciel, lui et cela me frappa, était d’un blanc nivéen*, comme si par magie, un manteau neigeux fut bloqué mystérieusement dans sa chute. 

Bien que moins fréquenté l’hiver, le monde ne manquait pas. Le succès du marché de Vienne, un des plus importants de l’hexagone demeurait ce matin, encore bien vivace.
Devenue virtuose à l’usage, ma femme nous conduisaient, mon fauteuil et moi avec grâce et maestria, slalomant comme pas deux entre nos contemporains.

Moi, de-ci, de-là, je shootais comme à mon habitude. Cependant, je savais (par expérience) que je n’avais rien de vraiment bon. Les photographes qui lisent ces quelques lignes savent combien il est frustrant de rentrer bredouille et d'accepter un naufrage numérique.
L’heure du retour criait déjà, ce qui pour moi sonnait le glas de mes illusions photographiques.
Affublés de nos quelques emplettes du jour, nous descendions tranquillement la rue Juiverie, quand je le vis.
Moins qu'un miracle, mais plus qu'une offrande, pensais-je !
Aussitôt, un sentiment furtif, mais bien réel de satisfaction me traversa le corps. Je sus en cet instant et ce, sans prétention que j’aurais finalement ma photo.
Me restait à répondre avec succès à ma propre injonction.

Arrivé à deux mètres de l’homme encapuchonné qui me regardait pour mon plus grand plaisir, je déclenchai une fois, ne lui laissant pas le temps d'opiner du chef, de protester ou d'attendre que la mort lui pétrifie la langue...
Nous continuâmes comme de rien notre route, moi totalement rasséréné, heureux d'avoir récusé l'échec qui s'annonçait. 
L’inconnu, lui finit de rouler sa cigarette filant vers sa destinée.
                                                                                                                                                                                    
L’inattendu, l’imprévu, la surprise, donc l’attrait que peut offrir la photographie de rue, se vérifia.

Aussi noir que ma funeste nuit, dorée et radieuse fut le reste de ma journée.



* Merci ma fille.

10 commentaires:

  1. Le rouleur en apesanteur ! ;o)

    En marge, à côté du trottoir et concentré sur cette union fertile des mains et de la bouche.
    Très bel instantané de vie.

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  2. Je pense que nous avons tous parfois des "naufrages numériques", ça fait partie du jeu et ça permet de se remettre en cause et remet un peu en place nos egos.
    Superbe nb comme tu sais nous en concocter. J'aime te visiter même si tu te fais rare...

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  3. Superbe portrait et content que tu ne soi spas rentré bredouille

    Bonne journée

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  4. Très belle photo, bien mise en "scène " par un magnifique texte !
    Bravo Pascal.

    Bonne fin journée.

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  5. Nathalie Rivière16 février 2018 à 19:23

    Rouleur de cibiche ne trouves-tu pas qu'aujourd'hui il fait froid ? L'hiver est bien là, c'est sûr, dans tous ses états !
    La neige est tombée comme pour faire la paix mais toi, tu es resté maître-guerrier sur ton quant à soi !
    Tu as pris la tangente en claquant fortement la porte, histoire de respirer une bonne bouffée ! Et quelle bouffée !
    Les pieds dans le caniveau, sans eau, en pleine descente, encagoulé, le dos courbé, longeant les murs de ce vieux quartier aux trottoirs défoncés !
    Et puis il y eu ce Déclic ! Tu levas alors légèrement la tête et fut confronté à une Lumière Montante, celle d'un homme amical au regard bienveillant qui sut spontanément mettre en évidence la beauté cachée du naufragé incompris que tu représentais à cet instant T !

    Un cliché éminemment bien cadré, accompagné d'une narration riche sur le plan syntaxique et lexical qui n'est pas pour déplaire bien au contraire !
    Bonne fin de semaine Pascal

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    1. Bonjour Nathalie,
      Merci pour tes bons & beaux mots !

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    2. Le pouvoir des mots est celui des fleurs lorsqu'on se laisse aller à notre chant secret, naissant du "divin extérieur" ...

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  6. Belle photo; beau texte qui me conforte dans l' idée que la vie est faite de petits bonheurs tout simple. Je t' embrasse

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